Affiche de Joker

Arthur Fleck a un grand rêve : devenir un comédien reconnu, et participer un jour à son émission préférée pour rencontrer son idole, le présentateur Murray Franklin. Malheureusement pour lui, Arthur Fleck souffre d’une pathologie qui l’exclut de la société, et qui va le pousser petit à petit dans une spirale de démence.

Il y a beaucoup à dire sur le Joker de Todd Philips. Le projet s’attache à explorer la psyché du Joker, l’un des personnages les plus cultes de toute la pop-culture, qui déient tout à la fois les titres de clown tueur, prince du crime et némésis de Batman. Surtout, le film fait fi de toutes les conventions du genre super-héroïque, lorgnant plutôt du côté des films de Martin Scorsese, King of Comedy en tête. En montrant parallèlement la descente aux enfers de Fleck et la montée du mécontentement populaire, il est également tentant de voir dans ce film une fable sociale. Oui, il y a beaucoup à dire sur le Joker de Todd Philips. Pour ma part, j’en dirais majoritairement du mal.

Si je pense que le film est dans l’ensemble raté, sans queue ni tête et qu’il ne parvient à aucun moment à être la grande fresque sociale qu’il a manifestement envie d’être (malgré quelques bonnes idées ça et là), j’aimerais cependant revenir sur une question qui peut sembler naïve, mais qui mérite plus de réflexion qu’on ne lui donne aujourd’hui : Joker est-t-il une bonne adaptation du personnage éponyme?

“Adapter, c’est trahir”

Cette question, pourtant si commune à la fin des années 2000 avec l’explosion des films de super-héros, semble aujourd’hui reléguée au second plan. Pire encore, quiconque ose la poser à voix haute se verra probablement rétorquer que la question n’est pas pertinente, et qu’évidemment ce qui fait un bon film n’est pas forcément ce qui fait une bonne BD, toute comparaison étant par conséquent futile.

Cette position est je pense le résultat du mouvement de balancier de l’opinion populaire, qui s’est vue pendant longtemps abreuvée de critiques quant à la “fidélité” des adaptations qui passaient de la page au grand écran. Dire d’un film qu’il était mauvais simplement parce qu’il ne “respectait pas le matériau d’origine” à la lettre (on connait tous quelqu’un qui pleure l’absence de Tom Bombadil dans l’adaptation du Seigneur des Anneaux) était évidemment une critique bien pauvre, mais elle fut un temps fréquente. Il suffit aujourd’hui de poser la question aujourd’hui pour être réduit de curieux à fan décérébré.

Pourtant, c’est une question qui mérite d’être posée, d’autant plus pour les adaptations de super-héros. La sagesse populaire dit qu’il est naturel pour un film de prendre ses distances avec l’œuvre originale en raison des contraintes inhérentes à chaque médium : on ne raconte pas la même histoire de la même manière en deux heures de film qu’en 500 pages écrites. Dès lors, trahir est inévitable, et même souhaitable !

Mais dans le cas des super-héros : que trahir ? Le cas des super-héros est en effet bien différent d’adaptations d’œuvres plus conventionnelles : en effet, bien souvent les personnages de super-héros sont le produit d’une longue histoire d’écriture et de ré-écriture au fil de plusieurs décennies d’œuvres, par des auteurs multiples travaillant sous l’influence d’époques aussi multiples que différentes. En ce sens, les super-héros ont l’honneur de figurer aux côtés de personnages qui ont bercé le cinéma depuis sa genèse, souvent le fruit d’adaptations précoces. On pensera naturellement aux monstres de la Hammer, Dracula et Frankenstein en tête, mais également à Sherlock Holmes par exemple. Contrairement à des livres qui n’ont connu qu’une seule adaptation, tous ces personnages populaires possèdent une identité propre en dehors même des œuvres qui les représentent.

Ainsi, s’il est évident que chaque nouvelle adaptation ajoute à la caractérisation d’un personnage et qu’elle n’est pas tenue d’adhérer strictement à la version populaire de ce dernier (ce qui serait d’un profond ennui), elle se construira vis-à-vis de celle-ci, qu’elle le veuille ou non, car il est impossible d’ignorer ce qui fait l’essence d’un personnage pour le public : où serait l’intérêt d’une adaptation sinon ?

‘Eh bah dis donc si là je l’ai pas mon Oscar…'

‘Eh bah dis donc si là je l’ai pas mon Oscar…'

Et le Joker dans tout ça ?

Bon, après cette remise en perspective un peu verbeuse, revenons-en au personnage et au film. Le Joker semble être du pain béni pour tout auteur qui souhaite avoir une marge de manoeuvre dans l’écriture du personnage : en effet, le personnage aime dire à qui veut bien l’entendre qu’il a un “passé à choix multiples”, c’est-à-dire que l’incertitude de ses origines est inhérente au personnage même. A priori, facile de se le réapproprier donc. Pour autant, je pense qu’écrire un bon Joker demande une grande subtilité d’écriture, plus qu’un bon Batman par exemple (mais moins qu’un bon Superman si vous voulez une échelle de comparaison).

Je ne me lancerai pas dans l’exercice hasardeux consistant à définir l’essence même du Joker. Cela ne résulterait finalement qu’en une liste hautement subjective de traits et caractéristiques qui font “un bon Joker selon Philippe”. Je vais plutôt partir du point de vue inverse, analysant les grandes caractéristiques du personnage et de son environnement dans le film et comment elles se positionnent par rapport à une version plus consensuelle du personnage.

Comme expliqué plus haut, le film cherche à nous plonger dans l’esprit d’Arthur Fleck, et de nous faire ressentir sa lente descente aux enfers. Dès lors, le spectateur développe une empathie naturelle pour le personnage tout au long du film, et chacun de ses actes est justifié par les événements1. Les victimes des meurtres sont toutes des personnes odieuses, qui oppressent et surtout dominent socialement le personnage principal. Ce côté social est exacerbé par le fait que Fleck refuse de tuer son collègue atteint de nanisme, qui lui aussi fait partie de la classe des dominés à cause de son handicap physique. Le film se paie même le luxe de s’offrir dans son acte final un monologue expliquant clairement les motivations du héros. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce monologue se déroule devant un public d’émission télé : impossible de ne pas voir ici une représentation du spectateur, à qui le film expose son propos noir sur blanc (subtil).

Créer de l’empathie et justifier les premiers actes, ceux qui font totalement basculer le personnage dans la psychopathie, est une démarche parfaitement raisonnable, et on pensera par exemple à l’excellent comics The Killing Joke d’Alan Moore et Brian Bolland, duquel Joker s’est inspiré. On y suit en effet les origines du Joker, dépeint en comédien raté qu’une seule (très) mauvaise journée a fait basculer dans la folie. La différence est la suivante : la BD présente en parallèle du Joker des origines un Joker parfaitement accompli, et aucune empathie n’est possible pour ce personnage là2. Si on comprend comment il en est arrivé là, il y a un point dans l’histoire où le lecteur ne peut plus le suivre dans sa folie, et c’est un point qui manque cruellement au film. Arthur Fleck ne devient jamais le tueur psychopathe que tout le monde connaît, et reste jusqu’au bout un pauvre comédien poussé à bout.

C’est là une des erreurs fondamentales du film lorsqu’il vient à traiter le personnage du Joker. Mais si on s’intéresse aux caractéristiques plus secondaires du mythe de Batman que l’on peut également voir à l’écran, une image d’ensemble se forme. Le Joker est un tueur psychopathe et violent ? On vient de voir que c’était loin d’être le cas, même à la fin du film. Il est censé être le reflet sombre de Batman ? Ce dernier ne joue pour ainsi dire pas de rôle dans le film. Thomas Wayne est un riche philanthrope qui cherche à sauver Gotham ? C’est ici un milliardaire véreux qui trempe dans des affaires louches et considère les autres comme des moins que rien.

Tous les éléments provenant directement de l’univers de Batman ont donc été pris à contre-pied. Si adapter, certes, c’est trahir, il faudrait néanmoins que quelqu’un dise à Todd Philips que cela ne signifie pas pour autant qu’il soit nécessaire de trahir tous les éléments caractéristiques d’un personnage ou d’un univers comme autant d’items de sa liste de course à rayer au fur et à mesure. Alors oui, le Joker se maquille en clown et Gotham est une ville bien poisseuse et remplie de crime, mais bon, cela me semble un peu faible pour faire une bonne adaptation.

Conclusion

J’ai été assez dur avec le film, et je crains que vous n’acheviez votre lecture avec le sentiment que je n’ai pas aimé le film parce qu’il “n’était pas assez fidèle”. Outre le fait qu’il n’est pas fidèle au personnage, j’ai principalement essayé de montrer que la volonté du film n’a jamais été de représenter fidèlement le Joker à l’écran, mais qu’il cherchait surtout à être l’héritier des films de Scorcese et de “transcender le film de super-héros”, ce qui est une vaste supercherie et témoigne d’un dédain profond du public. Malheureusement pour moi, la supercherie a marché, et le film a gagné le lion d’or à Venise.

Au fond, je trouve surtout que le film est bête et lourdaud. Franchement, pour voir une bien meilleure adaptation du Joker à l’écran, tournez vous plutôt vers The King of Comedy, qui y parvient sans même le vouloir. Plutôt drôle, non ?


  1. J’irai pour ma part même jusqu’à dire excusé, mais je comprends qu’on ne soit pas forcément d’accord avec ce terme. ↩︎

  2. Il y fait en effet certaines des choses les plus horribles qu’il ait faites dans une BD, une des raisons pour lesquelles Alan Moore la désavoue aujourd’hui ! ↩︎